Par Guillaume Le Saulnier, maître de conférences – CELSA Sorbonne Université, et chercheur au GRIPIC.

Chaque mois, un enseignant-chercheur ou un professeur associé du CELSA s’empare d’un sujet d’actualité, d’une tendance de société, d’une thématique faisant débat et livre son point de vue. Ce mois-ci, c’est Guillaume Le Saulnier – enseignant-chercheur au CELSA – qui vous propose de faire un point sur la présence policière sur nos réseaux sociaux, en l’occurrence TikTok afin d’en comprendre les enjeux.

31 mai 2023 : la préfecture de police de Paris, alias « prefpolice », ouvre son compte TikTok et y publie une vidéo inaugurale en forme de teaser. La police parisienne claironne auprès des médias d’information et sur ses propres supports qu’elle « s’attaque au réseau TikTok ». Cette initiative est l’œuvre du Service de la communication (SERCOM). Elle s’inscrit dans une stratégie de présence numérique plus vaste, orchestrée à l’échelle nationale par la Direction générale de la police nationale (DGPN), et à l’échelle locale par la préfecture de police de Paris. L’une et l’autre sont présentes, dès 2012, sur les réseaux sociaux numériques : d’abord sur Facebook et X (ex-Twitter), puis sur LinkedIn, Instagram, YouTube, et désormais sur TikTok et WhatsApp. La force publique entend ainsi occuper le terrain numérique, jusqu’à « devenir un média » à part entière.
Qu’est-ce qui motive et justifie la présence de la préfecture de police de Paris sur TikTok ? Que fait la police sur ce réseau social ?
Pour paraphraser Loubna Atta, porte-parole de la préfecture de police de Paris, il s’agit de « parler aux jeunes là où ils se trouvent », via les médias, les formats, les langages qu’ils privilégient. L’objectif est de « faire connaître autrement la préfecture de Police », au moyen d’un contenu résolument « ludique », auprès des internautes de 13 à 25 ans. Le compte TikTok poursuit ainsi des buts de communication recrutement, et plus largement de « rapprochement police-population ». A ce jour, il fédère une communauté d’environ 323 000 abonnés, autour de plus de 200 vidéos courtes.
Plus fondamentalement, il s’agit pour la police parisienne d’assumer une présence ostensible, aussi bien dans l’espace urbain que sur les réseaux sociaux. L’enjeu consiste, ni plus ni moins, à (r)établir le consensus social autour de la police et de son action. Dans cette optique, chaque publication vient, à sa manière, réaffirmer la légitimité et l’autorité de la force publique, et tout autant la compétence et l’engagement de ses agents. Plus trivialement, cette présence numérique s’inscrit dans la bataille des récits et des contre-récits concernant l’action policière, tout particulièrement en contexte de maintien de l’ordre. En définitive, nous sommes là au cœur de ce que le sociologue Robert Reiner nomme le « fétichisme de la police » : à savoir le mythe selon lequel la police serait une condition nécessaire, sinon suffisante, pour protéger les populations et préserver l’ordre social. Le format des vidéos courtes est ici crucial : par sa force d’évocation et de séduction, l’image apparaît comme un langage particulièrement apte à convoquer et à consolider la mythologie qui entoure les forces de l’ordre.
C’est dire que, derrière son apparente nouveauté, la communication numérique de la police parisienne s’inscrit dans la continuité des réformes engagées, dès la seconde moitié du XIXe siècle, pour rendre ses agents visibles et accessibles. Elle prolonge également une longue tradition de mise en image de l’action policière (des productions journalistiques aux fictions audiovisuelles, en passant par les jeux et les jouets), et puise dans un imaginaire foisonnant, auquel le format des vidéos courtes confère une forme et une force nouvelles.
Comment la police parisienne se donne-t-elle à voir via son compte TikTok ? Comment se raconte-t-elle dans le format des vidéos courtes ?
Ce qui frappe d’emblée, c’est à quel point la préfecture de police de Paris s’est appropriée les langages et les usages en vigueur sur la plateforme. Cette dernière constitue un dispositif communicationnel, qui prescrit et même définit de part en part les modalités de mise en récit et, en l’occurrence, de présentation de soi. A cette aune, les vidéos éditées par la police parisienne sont autant de rhétoriques en miniature, qui s’efforcent de ménager les habitudes visuelles des publics juvéniles pour mieux les séduire


D’une vidéo à l’autre, nous distinguons une série de leitmotivs. D’abord, il s’agit de promouvoir la diversité fonctionnelle des métiers, et tout autant la diversité démographique des personnels. Ensuite, quantité d’éléments « naturels » et matériels sont enrôlés dans la spectacularisation de la police parisienne : les hommes et les femmes qui la composent, mais aussi les animaux, les uniformes, les écussons, les armes, les équipements, ou encore les véhicules tiennent la vedette. La présence régulière de chiens ou de chevaux, et ponctuellement de chats ou de canards, fonctionne comme un appel aux émotions, et permet de montrer la complicité qui unit le policier dresseur et son partenaire animal. De même, le sport est omniprésent, qu’il s’agisse de mettre en scène les performances physiques des policiers ou la sécurisation des événements sportifs. Ce thème fédérateur suggère une association entre le corps du policier et celui du sportif. L’insistance sur les véhicules (voitures, motos, bateaux, véhicules blindés, etc.), alliée à l’accélération des images, permet quant à elle d’associer la puissance et la vélocité du moteur à la figure du policier. Enfin, la mise en scène de la police parisienne est indissociable de celle de Paris, à la fois capitale reconnaissable à ses référents et à ses monuments les plus emblématiques, et ville-monde où se bousculent les événements et les touristes du monde entier, dans un happening permanent.


Remarquons également la qualité esthétique des contenus édités : les vidéos sont scénarisées, le filmage est fluide, les images léchées, les couleurs vives. Il y a une débauche d’effets spéciaux en tout genre. La police parisienne se donne à voir en s’inspirant du picture marketing, où l’image est une vitrine au service de la promotion d’un produit.
La narration filmique privilégie volontiers un récit immersif : elle tend à placer le spectateur aux côtés des policiers, comme s’il était l’un des leurs, dans des scènes qui semblent prises « sur le vif ». De même, plusieurs séquences sont tournées en vue subjective, par le biais de caméras-piétons : le spectateur est alors projeté dans la peau des policiers, dont il épouse le point de vue. Ces vidéos se donnent ainsi comme des surfaces de projection et d’identification, propices à un essayage de rôles, et comme une préfiguration de ce que le spectateur pourrait devenir. L’immersion réside également dans le rythme du montage et l’omniprésence de la musique, qui invitent à un mode de visionnage « énergétique ».
Enfin, le dispositif d’énonciation multiplie les appels à la connivence. Les vidéos convoquent abondamment les références et les préférences des publics juvéniles, par des emprunts aux cultures populaires, et notamment aux cultures numériques : expressions ou chorégraphies en vogue sur les réseaux sociaux, fictions grand public, jeux vidéo, comics, musiques rap ou R’n’B, etc. Les textes sont au diapason : ils répondent à une écriture conversationnelle, faisant la part belle au pronom « vous » et aux adresses directes. Le ton enthousiaste et volontiers humoristique, ainsi que l’abondance des exclamations et des emojis, participent à la construction d’une communauté de langage et de pratiques. Le compte oscille ainsi entre la démonstration de force et le propos ludique. A l’instar d’une vidéo postée le 4 octobre 2023, où l’on voit la BRI (brigade de recherche et d’intervention) sur le point d’effectuer une perquisition, sur fond de musique rap, et dont le texte énonce : « 6h00 : Trop tôt pour les chocolatines ! Opération place nette, on reviendra demain !🔥 »
Cette ligne éditoriale a de quoi surprendre, de la part d’une autorité publique… Ce mélange des genres fait-il l’unanimité ?

Il faudrait étudier les conditions de production de ce dispositif communicationnel, ainsi que ses modalités de réception parmi divers publics. Si le foisonnement des supports et des contenus fournit un matériau fécond pour une analyse de discours, l’essentiel se joue en coulisses : les débats suscités par cette présence numérique, les éventuelles résistances, le travail de justification, les discours d’accompagnement, les négociations, les compromis plus ou moins satisfaisants font partie intégrante de l’objet d’étude. En toute hypothèse, il y a là une tension structurelle, et possiblement un arbitrage permanent : comment épouser les langages et les usages en vigueur sur la plateforme TikTok, en vue de fédérer une vaste audience, tout en continuant d’incarner et d’exercer une autorité légale-rationnelle ? Ce questionnement scientifique, brièvement esquissé, recouvre des questions d’ordre éthique et politique, indissociables de l’objet « police ».

[1] Bouté E., « La mise en visibilité des forces de l’ordre sur Twitter pendant le mouvement des Gilets jaunes », Questions de communication, n° 39, 2021, p. 185-208.
[2] Reiner R., The Politics of the Police, Oxford University Press, 1984.
[3] Deluermoz Q., Policiers dans la ville. La construction d’un ordre public à Paris. 1854-1914, Publications de la Sorbonne, 2012.
[4] Odin R., « La question du public. Approche sémio-pragmatique », Réseaux, n° 99, 2000, p. 49-72.