Emile de Girardin : un homme pressé, une vie romanesque.
Spécialiste en Sciences de l’information et de la communication, Adeline Wrona – Directrice de l’École doctorale Concepts et langages de la Faculté des Lettres de Sorbonne Université, professeure des universités rattachée au CELSA, membre du GRIPIC, reconstitue dans son ouvrage, Émile de Girardin. Le Napoléon de la presse, paru aux éditions Gallimard, l’itinéraire de cet homme pressé figure majeure du monde littéraire et médiatique du XIXᵉ siècle et dont le nom est resté pendant longtemps dans l’ombre.
Adeline Wrona
Adeline Wrona a répondu à 3 de nos questions :
Qui était Girardin ? Pourquoi était-il surnommé le Napoléon de la presse ?
Émile de Girardin est un personnage central du monde de la culture et des médias au 19 e
siècle. Un personnage à la Balzac : né bâtard, non reconnu par ses parents, il va devenir le
journaliste le plus célèbre et le plus redouté de son époque, un magnat des médias, qui a fini
sa vie millionnaire. Il avait la main sur tous les plus grands journaux quotidiens, dont le tirage
atteignait alors le million d’exemplaires. Il était autoritaire, colérique, froid, calculateur – et
c’est pour cela qu’on l’appelait le Napoléon de la presse ! Il s’est battu en duel plusieurs fois,
et lors de son dernier combat, a provoqué la mort de son adversaire, le journaliste
républicain Armand Carrel, ce qui a contribué à sa réputation d’homme à craindre. Par sa
position hégémonique, son sens des affaires, son ambition politique, il annonce certaines
personnalités qui règnent aujourd’hui sur le marché de l’information et du journalisme.
Le modèle Girardin : une révolution ? Fait-il encore recette aujourd’hui ?
Le modèle Girardin était en effet révolutionnaire : il a permis de diviser par deux le prix de
vente du journal, en compensant le manque à gagner par une augmentation des revenus
publicitaires. C’est ce qu’on appelle « le double marché » : le journal est vendu à la fois aux
lecteurs et aux annonceurs. Plus les lecteurs sont nombreux, plus on augmente le tarif
publicitaire. L’idée avait été testée en Angleterre, mais Girardin lui a donné une nouvelle
puissance en l’associant au roman-feuilleton : les lecteurs du journal ont été fidélisés par la
fiction, d’autant que le premier roman feuilleton est signé Balzac !
Aujourd’hui, ce modèle de financement existe toujours, puisqu’on continue à calculer les
tarifs publicitaires en fonction de l’audience, que ce soit dans les médias papiers ou à la
télévision, et même en ligne. Mais pour la presse écrite, le lectorat a tellement baissé que le
double marché ne fonctionne plus à lui tout seul, et les journaux doivent trouver d’autres
financements ; et par ailleurs, une grande partie de l’information diffusée sur d’autres
supports est accessible gratuitement.
Si Girardin était vivant aujourd’hui, il inventerait sûrement un nouveau modèle économique
adapté à ces conditions
Quel héritage Girardin nous laisse-t-il ?
Girardin nous laisse d’abord une grande loi pour la liberté d’expression : alors qu’il n’a cessé
de changer de position politique et de parti, il n’a jamais varié sur la question de la liberté de
la presse. Pour lui, c’était la première condition pour assurer une vie politique et citoyenne
digne de l’héritage révolutionnaire. On fait donc appel à lui, sous la IIIe République, pour
présider la commission parlementaire chargée de rédiger une loi libérale, qui protège la
presse contre la censure : c’est la loi du 19 juillet 1881, qui a survécu non seulement à
Girardin, mais aussi à l’apparition de l’audiovisuel et du numérique. Cette loi est encore en
vigueur et parfaitement d’actualité.
Autre héritage de Girardin : ce cocktail très particulier et très français qui associe
l’information et la fiction. Ses journaux sont devenus rentables grâce au roman feuilleton ;
lui-même a écrit des livres, par dizaines, des essais, mais aussi un roman, et plusieurs pièces
de théâtre. La tradition du journalisme littéraire, et des écrivains journalistes, c’est aussi un
héritage de Girardin.