par Thierry DEVARS, Maitre de conférences au CELSA-Sorbonne Université, chercheur au GRIPIC.
Chaque mois un enseignant-chercheur ou un professeur associé du CELSA s’empare d’un sujet d’actualité, d’une tendance de société, d’une thématique faisant débat et livre son point de vue.
Du célèbre moon walk de Michael Jackson à la danse culte de Mercredi Addams, des pas hypnotiques d’Angèle lors des JO 2024 à la chorégraphie de la série Netflix A perfect couple, pourquoi reproduisons-nous tous et en masse ces petits pas de danse dans nos salons ? Comment expliquer ces comportements mimétiques ?
La reproduction massive de chorégraphies inspirées des industries culturelles et médiatiques constitue un exemple caractéristique des pratiques expressives nées avec le développement des réseaux socio-numériques au tournant des années 2010. Sans toutefois se confondre avec elle, ces représentations publiées en ligne par des amateurs font directement écho à la culture contemporaine du mème. Témoin de la créativité numérique foisonnante des publics, le mème désigne un « contenu autoréplicant ou viral[1] », pour reprendre les mots de la chercheuse Laurence Allard. Il s’agit en d’autres termes d’un objet médiatique – image, texte, GIF – soumis à de nombreuses variations en ligne et à vocation essentiellement humoristique.
Dans le sillage de cette culture du mème associée à la circulation « virale » des contenus numériques, les pas de danse repris en masse sur les réseaux répondent à un besoin de représentation et d’expression des publics. C’est autour de références culturelles partagées et immédiatement reconnaissables que s’agrègent les innombrables contenus publiés par les internautes. Les comportements mimétiques, dont nous pouvons être à la fois acteurs et témoins, participent d’un processus d’identification et d’appartenance des publics à de vastes communautés de goûts et d’intérêts. D’une certaine manière, dans une société caractérisée par une individualisation des pratiques médiatiques et culturelles, ces célèbres modèles de la pop culture contemporaine contribuent à recréer du lien social.
L’engouement des internautes s’inscrit par ailleurs dans un environnement particulièrement favorable à la création et à la circulation « virale » des contenus. Les emballements d’audiences qui accompagnent la multitude des chorégraphies amateures diffusées en ligne répondent en effet aux injonctions des réseaux socio-numériques qui sollicitent incessamment la participation des internautes. Le matériau chorégraphique, aisément identifiable et mémorisable, constitue le carburant symbolique d’une économie numérique fondée sur la monétisation de besoins anthropologiques fondamentaux : s’exprimer, se réunir, se divertir.
Dans quelle mesure peut-on parler d’un nouveau mode de communication ?
Il est indiscutable que les réseaux sociaux et plus généralement la communication numérique ont permis de déployer ces mécanismes de représentation et d’imitation à une échelle jusqu’alors inégalée. Au-delà du champ culturel stricto sensu, la force de frappe des réseaux est observable depuis une quinzaine d’années dans tous les domaines de la vie sociale. Les questions de notoriété et de réputation sont désormais intimement liées à la domestication des puissants mécanismes du buzz. Les enjeux d’audience sont ainsi corrélés à la participation active des publics dans la mise en circulation et l’évaluation des contenus médiatiques. Ils sont également liés aux espaces de diffusion et au déploiement grandissant des technologies mises à disposition des internautes pour exprimer leur créativité.
Si la valorisation de ces pratiques créatives contribue à façonner de nouveaux modes de communication, la propension des publics à l’imitation ne constitue pas en soi un phénomène inédit. Investie par les « cultures numériques » contemporaines, elle perpétue une dynamique anthropologique fondée sur ce que le sociologue français Gabriel Tarde avait appelé à la fin du XIXème siècle « les lois de l’imitation ». Selon cette théorie, l’imitation constituerait une clé de compréhension de la société, définie comme « une collection d’êtres en tant qu’ils sont en train de s’imiter entre eux[1] ». C’est par « contagion imitative » que se diffuseraient les faits sociaux – comportements, idées, représentations, etc.
Si cette théorie rappelle métaphoriquement la communication « virale », son champ d’application est bien plus vaste et s’inscrit dans la longue histoire des sociétés humaines. Les rituels religieux, les mouvements de foules, la mode ou encore la vie mondaine constituent autant de phénomènes sociaux pour lesquels l’imitation joue un rôle central et dans la continuité desquels s’inscrivent les chorégraphies et autres mèmes observables sur les réseaux sociaux.
Quels sont les enjeux de cette forme spécifique de communication de masse ? Présente-t-elle des dérives possibles ?
L’abondante activité communicationnelle des publics nous renvoie aux régimes de valeurs qui structurent notre vie sociale et culturelle. Il n’est pas anodin que les modèles qui inspirent les internautes soient souvent associés à des productions audiovisuelles ou des événements bénéficiant d’une large exposition médiatique. La célébrité constitue à cet égard une vertu cardinale à partir de laquelle se déploient les mécanismes de l’imitation et de la « viralité ». La reproduction massive des performances chorégraphiques issues des industries culturelles et médiatiques témoigne de leur pouvoir d’attraction et de leur capacité à fédérer des communautés, mais également à discipliner la liberté créative des publics. Le « sacre de l’amateur[2] » coïncide avec la consécration symbolique et économique des modèles esthétiques investis par les internautes. Sous les espèces du jeu et du divertissement, c’est aussi un ordre du monde qui se voit adoubé et qui se donne en spectacle.
Aisément reconnaissables et mémorisables, les séquences chorégraphiques qui suscitent l’attention des publics sont porteuses d’émotions fédératrices – la joie, la surprise ou la nostalgie – et s’inscrivent sans peine dans le jeu de la communication « virale ». On pourrait même dire qu’elles sont prédisposées à cette mécanique de reprise et à ce qu’Yves Jeanneret a nommé la « trivialité », à savoir un processus de « circulation créative[3] » des contenus médiatiques. C’est dans cette perspective stratégique que les professionnels du divertissement, les marques ou encore les responsables politiques mettent en œuvre des campagnes « virales » destinées à anticiper, à moindre frais et à leur avantage, l’activité communicationnelle des internautes.
Si elles présentent des dérives bien connues – effets d’emballement, « désinformation », cyberharcèlement, etc. – ces nouvelles formes de communication de masse se distinguent par leur capacité à exalter la fibre collective et la créativité des publics. Elles témoignent également d’une représentation du monde dominée par les médias et le divertissement et dont le périmètre d’influence ne se limite pas aux objets de la pop culture. Devenue un phénomène incontournable de la vie des réseaux en contexte électoral, la culture du mème pose question. Si elle offre aux publics la possibilité de débusquer les artifices de la communication politique, elle conduit également à envisager la vie politique sous l’angle discutable d’un spectacle permanent, celui de sa carnavalisation systématique.
[1] Laurence ALLARD, « LOL », in Comprendre la culture numérique, Dunod, Paris, 2019, p. 107
[2] Gabriel TARDE, Les Lois de l’imitation, 2ème édition, Éditions Kimé, Paris, [1895] 1993, p. 61.
[3] Patrice FLICHY, Le sacre de l’amateur : sociologie des passions ordinaires à l’ère numérique, Seuil, Paris, 2010.
[4] Yves JEANNERET, Penser la trivialité. La vie triviale des êtres culturels, Hermès Lavoisier, Paris, 2008, p. 14.